La réconciliation
de Joseph et ses frères :
un modèle
impossible ?
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D |
ans
les années 1550, après avoir fourni un bon nombre d’illustrations à son éditeur
Jean de Tournes, le célèbre illustrateur lyonnais Bernard Salomon (dit aussi
"le petit Bernard") est sollicité pour un livre de « Figures de
Le
succès est immédiat, au point que l’éditeur décide de rééditer
l’ouvrage en un seul volume. La deuxième édition des « Quadrins
historiques de
Dans
la plupart des ouvrages de ce genre, au XVIe siècle, le premier livre du
Pentateuque se taille la bonne part en ce qui concerne l’illustration, il ne
semble donc y avoir rien d’original dans le cas que nous citons. Pourtant,
avec un peu d’attention on discerne une particularité curieuse : le
cycle de Joseph qui était raconté en 26 images dans la première édition, ce
qui était déjà très abondant et exceptionnel, passe à 40 dans la deuxième.
Et plus particulièrement la partie consacrée à la réconciliation de Joseph
et ses frères passe de 9 gravures à 21 [3]!
Ces gravures étaient déjà incorporées l'année précédente, en 1554, dans
une édition en italien[4].
Plus du tiers de toutes les illustrations ajoutées en 1554 puis en 1555 par
Bernard Salomon raconte cet épisode.
En
dehors des éditions illustrées par B. Salomon, si nous consultons les diverses
Bibles et "Figures de
Il
ressort de ce calcul que B. Salomon (suivi en partie par P. Eskrich) est le
dessinateur qui a le plus illustré l'épisode en question. Dans la plupart des
Bibles allemandes consultées, à part
Hypothèses…
Derrière
ces interprétations, les circonstances du récit semblent pourtant porter un
appel, « un modèle », source d’inspiration pour les comportements
humains, d’une façon large. D'autant que la manière d'aborder "la guérison
familiale" est très élaborée et très développée dans le récit.
Bernard
Salomon serait-il un de ces protestants déchirés par la situation faite à ses
coreligionnaires, appelant la paix de tous ses vœux et de toutes ses œuvres ?
Nous
savons que le milieu de l’édition à Lyon au cœur du XVIe siècle, est
largement touché par les idées nouvelles. D’ailleurs Jean de Tournes lui-même,
l’éditeur de notre illustrateur, passera à la réforme en 1560 et fuira à
Genève où il mourra. Nombre d’ouvriers imprimeurs sont protestants, Pierre
Eskrich, illustrateur de qualité, imitateur et continuateur de B. Salomon
deviendra lui aussi protestant. Huit éditions lyonnaises de
Malgré
cela, nous avons la preuve que « le petit Bernard », lui, était bon
catholique[13].
Mais
si Bernard Salomon ne se réclamait pas de
Malheureusement,
ce souhait si fortement exprimé ne trouvera pas sa réponse dans les événements
historiques qui vont suivre.
On
peut peut-être voir ainsi qu’entre 1555 et 1562, le grand espoir de la réconciliation
porté par B. Salomon a pris « du plomb dans l’aile ». Peut-on y
voir un signe dans le fait que, parmi les scènes non reprises par P. Eskrich
figurent les trois plus caractéristiques : les frères de Joseph s’humiliant
devant lui (Ge. 43), Joseph pleurant en retrouvant son jeune frère Benjamin
(Ge. 43), Joseph consolant ses frères après la mort de Jacob (Ge. 50). Ainsi,
l’émotion semble mise à l’écart, sauf après que Joseph ait dévoilé son
identité (Ge. 45).
B. Salomon.
Embrassades quand Joseph révèle son identité à ses frères.
Malgré
tout, des voies d’apaisement se font entendre : aux Etats Généraux
d'Orléans (décembre 1560-janvier 1561) le nouveau chancelier Michel de
L'Hospital dit : «Il nous faut dorénavant
garnir de vertus et bonnes mœurs et puis les assaillir (il s'agit des
protestants) avec les armes de la charité, prière, persuasions, parole de
Dieu…»[16]
En
1563, parlant des persécutés et des persécuteurs, le pasteur de Paris A.
Chandieu écrit : «Dieu veuille vous
toucher tellement les cœurs… que vous convertissant à lui… en repos tous
ensemble servions sa Majesté»[17].
Mais
ces paroles n’empêcheront pas le 1er mars 1562, le massacre de
Wassy où 74 protestants seront tués. La réconciliation est ruinée pour
longtemps par cette "première Saint-Barthélemy".
«Du 1er avril 1562 à la
fin octobre, sept mois s'étaient écoulés où la réforme française et ses
chefs entrèrent dans une nouvelle phase de la lutte, dans une guerre civile qui
dura trente ans…» [18].
Au mieux, certains réformateurs comme Théodore de Bèze parleront de « non-vengeance »,
mais comment parler de réconciliation dans une lutte quasiment continue de 1562
à 1598 ?
[1]
Sur ce sujet voir l'article essentiel de Max Engammare Les
Figures de
[2]
Né à Cuiseaux (Saône et Loire), chanoine du chapitre de la ville de
Beaujeu où il meurt en 1573.
[3]
Je comptabilise toutes les illustrations de Genèse 42 à 50.
[4]
Figure del Vecchio Testamento, con
versi toscani, per Damian Maraffi, Lyon, Jean de Tournes, 1554. Dans
cette édition il n'y avait que 28 gravures nouvelles, mais toutes celles du
cycle de "la réconciliation" dont nous parlons.
[5]
Je mets à part pour l'instant les illustrations de P. Eskrich qui a
largement repris les images de B. Salomon.
[6]
Biblische Figuren des Alten und Newen Testaments,
Francfort 1560.
[7]
En fait, il n'illustre que la présentation à Pharaon de ses frères par
Joseph. L'image est très largement inspirée de B. Salomon.
[8]
Des dizaines d'éditions de mystères consacrées à Joseph circulent
pendant tout le XVIe siècle, de nombreuses représentations théâtrales
ont lieu qui ont pu inspirer Bernard Salomon. Cela dit, nous n'aurons pas
ainsi l'explication du surgissement brutal dans son œuvre graphique de tout
ce développement de l'histoire de Joseph et des ses frères. Nous pourrons
aussi nous étonner que d'autres dessinateurs n'aient pas été plus
influencés par ces mystères.
[9]
Dans l’exégèse patristique et médiévale principalement.
[10]
Il publiera plusieurs ouvrages dont les Psaumes de Marot.
[11]
Célèbre éditeur lyonnais qui se réfugiera à Montluel en 1568.
[12]
Il lance en 1542 une série d'éditions évangéliques. Cet homme courageux
et original finira sur le bûcher en 1546.
[13]
Son testament du 19 octobre 1559 le confirme. Cf. l'excellent ouvrage de
Peter Sharratt : Bernard Salomon
illustrateur lyonnais, Droz, Genève, 2005.
[14]
Histoire de F. Josèphe chez F.
Bourgoing. Les bois sont rachetés par Honorat et réédités souvent par la
suite. (cf. P. Sharratt, B. Salomon illustrateur Lyonnais, Droz 2005, p.43)
[15]
Biblia sacra chez G. Rouille, puis
chez le même éditeur avec les vers de Gueroult en 1564 : Figures
de
[16]
La harangue faite par Monseigneur de
Lospital grand Chancelier de France en la présence du Roy..., Blois,
Julian Angelier (Ca 1562), p. 19.
[17]
Epistre à l'Eglise de Dieu, préface à l'histoire des persécutions et
martyrs de l'Eglise de Paris, Lyon
[18]
Bèze, apôtre de la non-vengeance, in E. Droz, op. cit. p. 401.
[19]
Il n’y a pas d’autre écho de cette insistance dans le domaine de
l’illustration, mais ailleurs on ne peut oublier les positions de Sébastien
Castellion, en faveur de la paix et de la tolérance religieuse.