La réconciliation de Joseph et ses frères :

un modèle impossible ?

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Présentation  

D

ans les années 1550, après avoir fourni un bon nombre d’illustrations à son éditeur Jean de Tournes, le célèbre illustrateur lyonnais Bernard Salomon (dit aussi "le petit Bernard") est sollicité pour un livre de « Figures de la Bible  ». Il s’agit, non pas du texte biblique accompagné de gravures, mais simplement de gravures auxquelles on associe quelques vers de commentaire et la référence biblique[1]. Jean de Tournes propose à Claude Paradin[2] de rédiger la partie poétique. L’ouvrage : « Quadrins historiques de la Bible  » publié en 1553 contient 74 gravures consacrées à la Genèse , puis un autre volume, la même année complètera le cycle de l’Ancien Testament avec 125 autres gravures. Ces deux volumes souvent reliés ensemble, comportent donc 199 gravures.

Le succès est immédiat, au point que l’éditeur décide de rééditer l’ouvrage en un seul volume. La deuxième édition des « Quadrins historiques de la Bible  » paraît en 1555, soit deux ans plus tard. Mais il ne s’agit pas d’une simple réédition, Bernard Salomon a ajouté 31 gravures au total. En ce qui le concerne, le livre de la Genèse qui comptait déjà 74 gravures dans la première édition, se voit augmenté de 21 sur les 31 ajoutées. La Genèse contient donc 41 % du total des illustrations.

Dans la plupart des ouvrages de ce genre, au XVIe siècle, le premier livre du Pentateuque se taille la bonne part en ce qui concerne l’illustration, il ne semble donc y avoir rien d’original dans le cas que nous citons. Pourtant, avec un peu d’attention on discerne une particularité curieuse : le cycle de Joseph qui était raconté en 26 images dans la première édition, ce qui était déjà très abondant et exceptionnel, passe à 40 dans la deuxième. Et plus particulièrement la partie consacrée à la réconciliation de Joseph et ses frères passe de 9 gravures à 21 [3]! Ces gravures étaient déjà incorporées l'année précédente, en 1554, dans une édition en italien[4]. Plus du tiers de toutes les illustrations ajoutées en 1554 puis en 1555 par Bernard Salomon raconte cet épisode.

En dehors des éditions illustrées par B. Salomon, si nous consultons les diverses Bibles et "Figures de la Bible "  du milieu du XVIe siècle, on ne consacre aucune image à la réconciliation de Joseph et de ses frères, ou une seule tout au plus[5].

Il ressort de ce calcul que B. Salomon (suivi en partie par P. Eskrich) est le dessinateur qui a le plus illustré l'épisode en question. Dans la plupart des Bibles allemandes consultées, à part la Bible de Zurich (1536) qui y consacre 3 images, les autres négligent totalement l'histoire. Des illustrateurs comme Wolgemuth (atelier de Cranach), Hans Holbein le jeune, Hans Brosamer, H.S. Beham, Jost Amman font l'impasse sur le sujet ou, tout au plus l'illustrent d'une image. Par exemple, Virgil Solis[6] traite l'histoire de la réconciliation des frères de Joseph en une seule image.[7]

 Ainsi, la question posée est la suivante : pourquoi Bernard Salomon a-t-il à ce point développé son art pour détailler cette histoire ?Nous venons de le voir, il n'a plié à aucune mode dans le monde de l'illustration biblique puisque de son temps, personne ne semblait « inspiré » par cet épisode biblique. Alors, quelle pouvait être sa motivation ?

 

 

 

 

 

 

 

 

   P. Eskrich. Joseph veut garder Benjamin en otage.

Hypothèses…

L’histoire de Joseph a été largement utilisée dans l’art en général[8]. Bien sûr, on a vu en Joseph une figure du Christ[9] ou le peuple d’Israël ou encore l’Eglise (Luther). Les catholiques ont vu, dans sa capacité à nourrir les foules égyptiennes, une préfiguration de l’Eucharistie. D'autre part,  diverses situations historiques et politiques au cours des siècles ont été rapprochées du retournement extraordinaire du destin de Joseph. Mais curieusement, la partie consacrée à la réconciliation de Joseph avec ses frères a peu inspiré les artistes et les théologiens. Calvin, dans son commentaire de la Genèse , écrit précisément pendant la période qui nous intéresse (1554) en garde simplement une sorte d’instruction pastorale pour la paix dans la communauté.

Derrière ces interprétations, les circonstances du récit semblent pourtant porter un appel, « un modèle », source d’inspiration pour les comportements humains, d’une façon large. D'autant que la manière d'aborder "la guérison familiale" est très élaborée et très développée dans le récit.

Observons les événements qui se déroulent autour de 1553, année où Bernard Salomon travaille sur ces gravures. La tentation gallicane circule dans l’entourage du roi, la rupture avec Rome est possible. Si, en France, la répression contre les tenants de la Réforme est plus faible, elle n’en a pas pour autant disparu, mais nous ne sommes pas encore aux années terribles qui vont suivre. La première guerre de religion est datée à partir du massacre de Wassy en 1562, soit près de dix ans plus tard, et le massacre de la Saint-Barthélemy aura lieu en 1572. Nous sommes donc dans une période où les tensions ne sont pas à leur summum. Une réconciliation paraît possible.

Bernard Salomon serait-il un de ces protestants déchirés par la situation faite à ses coreligionnaires, appelant la paix de tous ses vœux et de toutes ses œuvres ?

Nous savons que le milieu de l’édition à Lyon au cœur du XVIe siècle, est largement touché par les idées nouvelles. D’ailleurs Jean de Tournes lui-même, l’éditeur de notre illustrateur, passera à la réforme en 1560 et fuira à Genève où il mourra. Nombre d’ouvriers imprimeurs sont protestants, Pierre Eskrich, illustrateur de qualité, imitateur et continuateur de B. Salomon deviendra lui aussi protestant. Huit éditions lyonnaises de la Bible d'Olivétan, le cousin de Calvin, sortent de presse entre 1540 et 1550. Nombre d'éditeurs seront engagés dans la diffusion réformée : B. Arnoullet[10], Jean Frellon[11] et bien sûr Etienne Dolet.[12]

Malgré cela, nous avons la preuve que « le petit Bernard », lui, était bon catholique[13].

Mais si Bernard Salomon ne se réclamait pas de la Réforme , cela ne veut pas dire qu’il n’était pas sensible à la grande remise en question de l’époque. Les idées neuves fustigeaient le clergé catholique dans ses excès, la papauté belliqueuse, l’avidité de l’Eglise. Bernard Salomon vivait au milieu de ces tensions qui allaient déchirer la société de la deuxième moitié du XVIe siècle. N’étant pas protestant, mais acquis à un certain regard critique venu de la Réforme , il ne pouvait que désirer une « réunion » des « frères devenus ennemis » pour que l’Eglise fasse sa remise en cause et en tire bénéfice pour l’avenir.

Malheureusement, ce souhait si fortement exprimé ne trouvera pas sa réponse dans les événements historiques qui vont suivre.

Autre « piste » : Pierre Eskrich, fera des copies fidèles des gravures de Bernard Salomon dans une série de bois de 1569[14], mais il choisira 10 scènes sur les 21 du cycle qui nous intéresse. Le même artiste, dans une série gravée en 1562[15] avait déjà opéré un choix d’autres scènes, mais également au nombre de 10.

On peut peut-être voir ainsi qu’entre 1555 et 1562, le grand espoir de la réconciliation porté par B. Salomon a pris « du plomb dans l’aile ». Peut-on y voir un signe dans le fait que, parmi les scènes non reprises par P. Eskrich figurent les trois plus caractéristiques : les frères de Joseph s’humiliant devant lui (Ge. 43), Joseph pleurant en retrouvant son jeune frère Benjamin (Ge. 43), Joseph consolant ses frères après la mort de Jacob (Ge. 50). Ainsi, l’émotion semble mise à l’écart, sauf après que Joseph ait dévoilé son identité (Ge. 45).

 

B. Salomon. Embrassades quand Joseph révèle son identité à ses frères.

Effectivement, pendant ces quelques années les positions se sont durcies : le 23 décembre 1559, Anne du Bourg a été brûlé pour avoir demandé la suspension des poursuites contre les protestants. Aux alentours de 1560 une importante partie de la noblesse adhère à la Réforme , en particulier le Prince de Condé et les neveux du connétable de Montmorency et l'Amiral de Coligny. La conjuration d'Amboise en mars 1560 encouragée par Condé, conduit à la pendaison des conjurés. La guerre civile couve, les tensions sont importantes.

Malgré tout, des voies d’apaisement se font entendre : aux Etats Généraux d'Orléans (décembre 1560-janvier 1561) le nouveau chancelier Michel de L'Hospital dit : «Il nous faut dorénavant garnir de vertus et bonnes mœurs et puis les assaillir (il s'agit des protestants) avec les armes de la charité, prière, persuasions, parole de Dieu…»[16]

En 1563, parlant des persécutés et des persécuteurs, le pasteur de Paris A. Chandieu écrit : «Dieu veuille vous toucher tellement les cœurs… que vous convertissant à lui… en repos tous ensemble servions sa Majesté»[17].

Mais ces paroles n’empêcheront pas le 1er mars 1562, le massacre de Wassy où 74 protestants seront tués. La réconciliation est ruinée pour longtemps par cette "première Saint-Barthélemy".

«Du 1er avril 1562 à la fin octobre, sept mois s'étaient écoulés où la réforme française et ses chefs entrèrent dans une nouvelle phase de la lutte, dans une guerre civile qui dura trente ans…» [18]. Au mieux, certains réformateurs comme Théodore de Bèze parleront de « non-vengeance », mais comment parler de réconciliation dans une lutte quasiment continue de 1562 à 1598 ?

Bernard Salomon a-t-il voulu utiliser la popularité importante de son talent pour mettre en avant ce modèle parfait de réconciliation ? Son effort, s’il n’a pas été relayé par d’autres[19] a néanmoins le mérite de révéler un artiste sensible, ouvert sur le monde et qui ose « parler le langage de la Parole  », exprimé dans le pardon de Joseph et dans son « esprit de famille ». Mais ce langage, de part et d’autre n’était déjà plus entendu.

 ALAIN COMBES


[1] Sur ce sujet voir l'article essentiel de Max Engammare Les Figures de la Bible , Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, t.106, 1994/2, p. 549-591.

[2] Né à Cuiseaux (Saône et Loire), chanoine du chapitre de la ville de Beaujeu où il meurt en 1573.

[3] Je comptabilise toutes les illustrations de Genèse 42 à 50.

[4] Figure del Vecchio Testamento, con versi toscani, per Damian Maraffi, Lyon, Jean de Tournes, 1554. Dans cette édition il n'y avait que 28 gravures nouvelles, mais toutes celles du cycle de "la réconciliation" dont nous parlons.

[5] Je mets à part pour l'instant les illustrations de P. Eskrich qui a largement repris les images de B. Salomon.

[6] Biblische Figuren des Alten und Newen Testaments, Francfort 1560.

[7] En fait, il n'illustre que la présentation à Pharaon de ses frères par Joseph. L'image est très largement inspirée de B. Salomon.

[8] Des dizaines d'éditions de mystères consacrées à Joseph circulent pendant tout le XVIe siècle, de nombreuses représentations théâtrales ont lieu qui ont pu inspirer Bernard Salomon. Cela dit, nous n'aurons pas ainsi l'explication du surgissement brutal dans son œuvre graphique de tout ce développement de l'histoire de Joseph et des ses frères. Nous pourrons aussi nous étonner que d'autres dessinateurs n'aient pas été plus influencés par ces mystères.

[9] Dans l’exégèse patristique et médiévale principalement.

[10] Il publiera plusieurs ouvrages dont les Psaumes de Marot.

[11] Célèbre éditeur lyonnais qui se réfugiera à Montluel en 1568.

[12] Il lance en 1542 une série d'éditions évangéliques. Cet homme courageux et original finira sur le bûcher en 1546.

[13] Son testament du 19 octobre 1559 le confirme. Cf. l'excellent ouvrage de Peter Sharratt : Bernard Salomon illustrateur lyonnais, Droz, Genève, 2005.

[14] Histoire de F. Josèphe chez F. Bourgoing. Les bois sont rachetés par Honorat et réédités souvent par la suite. (cf. P. Sharratt, B. Salomon illustrateur Lyonnais, Droz 2005, p.43)

[15] Biblia sacra chez G. Rouille, puis chez le même éditeur avec les vers de Gueroult en 1564 : Figures de la Bible illustrées….

[16] La harangue faite par Monseigneur de Lospital grand Chancelier de France en la présence du Roy..., Blois, Julian Angelier (Ca 1562), p. 19.

[17] Epistre à l'Eglise de Dieu, préface à l'histoire des persécutions et martyrs de l'Eglise de Paris, Lyon 1563. in E. Droz, Chemins de l'hérésie,  Tome 1, Slatkine reprints, Genève 1970, p. 428.

[18] Bèze, apôtre de la non-vengeance, in E. Droz, op. cit. p. 401.

[19] Il n’y a pas d’autre écho de cette insistance dans le domaine de l’illustration, mais ailleurs on ne peut oublier les positions de Sébastien Castellion, en faveur de la paix et de la tolérance religieuse.