"Désir
du danger"
3
David envoya prendre des renseignements sur cette femme, et l’on dit :
« Mais c’est Bethsabée, la fille d’Eliam, la femme d’Urie le
Hittite ! »
4
David envoya des émissaires pour la prendre. Elle vint chez lui, et il
coucha avec elle. Elle venait de se purifier de son impureté. Puis elle rentra
chez elle.
5
La femme devint enceinte. Elle en fit informer David et déclara :
« Je suis enceinte. »
6
David envoya dire à Joab : « Envoie–moi Urie le Hittite. »
Joab envoya donc Urie à David.
Derrière
cette question anecdotique, il y a la question récurrente, encore actuelle, de
la séduction, de la culpabilité de l'objet du désir.
Le
"désir du danger", c'est quand on provoque le désir de l'autre, tout
en sachant les conséquences de cette attitude.
Le
"danger du désir" c'est quand on laisse le désir grandir en soi et
ainsi, on prend le risque de succomber.
Le
XVIe siècle a débattu ce sujet. Nous en prendrons un témoignage dans trois
illustrations bibliques du monde luthérien. Ces trois images représentent la
scène bien connue où David aperçoit de la fenêtre du palais royal, la belle
Bethsabée faisant ses ablutions, qu'on peut supposer être les ablutions
rituelles de purification après sa période menstruelle (2 Sa.11.4).
image
1
On
retrouve ainsi beaucoup de points de contact entre l'histoire légendaire et le
récit biblique.
Dans
cette image, Bethsabée semble donc victime de la séduction royale.
Il
l’ appelle, celle-ci venant se retire sans honte[4]
Avec Bersabé la femme d’Urie
image
2
Bethsabée
est peut-être encore ici une femme "pure". Pourtant nous pouvons
observer quelques variantes dans cette représentation par rapport à la précédente
:
La
jambe de Bethsabée est nettement plus haut levée et une servante regarde le
roi installé sur le balcon. On est donc conscient de la présence d'un témoin.
Sur
le côté, une table est dressée avec une collation. Le bain n'est plus rituel
mais s'inscrit dans un moment de détente champêtre.
Sur
la table on peut voir un double signe représentant un "9" et un
"6".
Ce
signe n'apparaît dans aucune autre
image de Virgil Solis, sauf dans celle qui présente l'inceste des filles de Lot
[6].
Par ailleurs, en détaillant des centaines de gravures, j'ai retrouvé un double
"9" dans une représentation de Joseph fuyant la femme de Putiphar,
tirée du "Petit catéchisme"
de Luther[7].
Dans cet ouvrage, le 6e commandement est associé à David et Bethsabée
et le 9e à Joseph et la femme de Putiphar.
Il
semble donc bien que le signe visible sur la table de la collation rappelle les
commandements : le 9e la défense de la convoitise[8],
le 6e la défense de l'adultère.
Luther, qui associe les 9e et 10e commandements précise
:
Si
dans l'image de Virgil Solis, la prude Bethsabée ne semble pas vraiment séductrice,
on trouve néanmoins, sur "sa" berge, dans son univers, la marque des
deux commandements qui vont être transgressés.
image
3
Au
milieu des feuillages et des frondaisons, Bethsabée ne semble vraiment pas
accomplir un rite religieux en prenant un bain rituel. Les jambes, découvertes
et haut levées ne doivent pas cacher grand chose de son intimité au regard de
David, tout là-haut sur la terrasse. L'eau coule dans le bassin par la gueule
d'une fontaine en forme de dragon. Bethsabée se regarde dans un miroir en se
caressant le visage ou en appliquant un fard. De toute évidence, elle se préoccupe
de sa beauté et sa posture est plus celle d'une courtisane que de la chaste épouse
de l'officier Urie. Dans d'autres images on ira même jusqu'à placer une pomme
dans la main de Bethsabée. Echo à cette figuration : le réformateur Konrad
Sam, en 1534 dira : «les femmes sont
toujours Eve, elles séduisent les hommes et tiennent toujours la pomme dans la
main.»[12] Effectivement, on
voit bien ici le rôle que l'on prête à cette femme : celle de "la
femme", tentatrice depuis le jardin d'Eden. Ces illustrations sont là pour
rappeler le danger qu'elle représente[13].
On est donc passé d'une simple illustration de l'épisode biblique centrée sur
l'abus de pouvoir d'un roi, à la leçon de morale qui dédouane un peu l'homme
de sa convoitise, fragile comme il est devant la séduction active de la femme.
Ce
point n'est pas mineur !
…
David écrivit une lettre à
Joab et l’envoya par l’entremise d’Urie.
15
Il avait écrit dans cette lettre : « Mettez Urie en première
ligne, au plus fort de la bataille. Puis, vous reculerez derrière lui. Il sera
atteint et mourra. »
16
Joab, qui surveillait la ville, plaça donc Urie à l’endroit où il
savait qu’il y avait des hommes valeureux.
17
Les gens de la ville firent une sortie et attaquèrent Joab. Il y eut des
victimes parmi le peuple, parmi les serviteurs de David, et Urie le Hittite
mourut lui aussi.
Le
texte dit :
Mande Urias, et lui baille une letre:
Puis luy commande a la bataille
aller,
Par telle fraulde il le feit a mort
mectre."
Finalement,
placer l'éclairage sur le péché de meurtre ou celui d'adultère, n'est pas
innocent au XVIe siècle. Les regards sont orientés soit sur la politique et
les abus de pouvoir qui caractérisent cette période, soit sur la vie
quotidienne des fidèles et le souci pastoral de morale sexuelle[17].
Bibliographie
:
Outre
les ouvrages déjà cités, on pourra se référer avec bonheur aux travaux de
M. Engammare :
-
"David côté jardin : Bethsabée, modèle et anti-modèle littéraire à
-
"La morale ou la beauté ? Illustrations des amours entre David et Bethsabée
dans les bibles des XVe-XVIIe siècle", in
1e
image : Photographie de l'auteur. Fac similé, Bible de Luther 1534.
2e
image : Courtesy of the Digital Image Archive, Pitts Theology Library, Candler
School of Theology,
3e
image : Photographie de l'auteur.
[1]
Virgil Solis (1514- Nuremberg, 1562) a travaillé à l'illustration de
plusieurs Bibles pour Sigmund Feyerabend de Francfort.
[2]
Biblische Figuren des Alten vnd Newen Testaments,
Francfort 1560.
[3]
"candida
quam cernit davides membra lavantem,
hanc vocat,
haec veniens cassa pudore redit"
[4]
Le sens de "cassa pudore redit" pouvant être double : "a
t-elle été privée de sa pudeur ou n'a t-elle pas eu de pudeur ?" Le
début du premier vers qui nomme Bethsabée "la pure" fait pencher
pour "une pudeur arrachée"
[5] "David entheiligt seinen leibe/
Mit Bersabe UriasWeibe"
[6]
Le fait que ce signe apparaisse dans l'image représentant l'inceste des
filles de Lot ne doit pas étonner, puisque, comme le rappelle le Catéchisme
du Concile de Trente de 1566, à l'article concernant le 6e
commandement :
«Selon S.
Ambroise et S. Augustin, ce commandement porté contre l'adultère s'étend
à tout ce qui est déshonnête et impur. (…) Ainsi, outre l'adultère,
d'autres genres de libertinage sont encore punis dans Moïse.
[7]
Enchiridion : Der kleine Catechismus für die gemeine
Pfarherr und Prediger, Leipzig 1545.
[8]
L'Eglise luthérienne, comme l'Eglise catholique fonde la numérotation des
commandements sur celle de S. Augustin (cf. Nouveau
dictionnaire biblique. Article "décalogue". Ed. Emmaüs
1961.)
[9]
Martin LUTHER Oeuvres t. VII, Genève,
Labor et Fides, 1962, pp. 80.
[10]
Neuwe biblische Figuren,
Feyerabend, Franfort 1564.
[11]
On la retrouve également en 1571 et en 1583 (Epigrammata Philippi
Melanthonis selectiora… Feyerabend, Franfort.).
[12]
Cité par O. Christin, Les yeux pour le croire, Seuil 2003, p. 25.
[13]
Le petit catéchisme de Luther dont nous avons parlé plus haut, précise ce
danger en reprenant plusieurs fois des épisodes bibliques particulièrement
"illustratifs".
[14]
On peut citer également une reprise de H. Holbein dans
[15]
Comme J. Frellon, Lyon, 1551.
[16]
Historiarum Veteris Testamenti Icones,
Lyon, 1559, reprise pour les gravures de l'édition de 1538.
[17]
Melanchthon, le premier, dès