Les
deux témoins et la bête
La première image
Du chapitre 11 du livre de l'apocalypse, le
dessinateur anonyme de cette gravure (Dans plusieurs Bibles catholiques du
milieu du XVIe siècle)
a choisi d'illustrer les 6 premiers versets.
Lisons
d'abord le premier verset :
1
Je reçus un roseau, une sorte de baguette d’arpenteur, avec cet ordre:
-Debout, prends les mesures du Temple de Dieu et de l’autel, compte ceux qui
s’y prosternent dans l’adoration.
En haut de l'image, dans le
chœur d'une église gothique, un personnage mesure l'espace avec une canne. En
comparant la taille du personnage et la canne, le dessinateur semble avoir
envisagé la canne comme une toise (mesure de longueur valant un peu moins de
2m). Le mot "toise" est d'ailleurs employé dans certaines traductions
du XVIIe .
Derrière lui, contre le mur une équerre et un compas, à ses pieds une
feuille peut-être prévue pour noter les mesures ou "le compte de ceux
qui s'y prosternent dans l'adoration". Au centre est situé un autel
sur lequel se trouve un chandelier.
Lisons la suite du texte
biblique :
2
Mais laisse de côté le parvis extérieur du Temple, ne le mesure donc
pas, car il a été abandonné aux nations païennes; elles piétineront la
ville sainte pendant quarante-deux mois.
3
Je confierai à mes deux témoins la mission de prophétiser, habillés
de vêtements de deuil, pendant mille deux cent soixante jours.
4
Ces deux témoins sont les deux oliviers et les deux chandeliers qui se
tiennent devant le Seigneur de
la Terre.
5
Si quelqu’un veut leur faire du mal, un feu jaillit de leur bouche et
consume leurs ennemis. Oui, si quelqu’un veut leur faire du mal, c’est ainsi
qu’il lui faudra mourir.
6
Ces deux témoins ont le pouvoir de fermer le ciel pour empêcher la
pluie de tomber durant tout le temps où ils prophétiseront. Ils ont aussi le
pouvoir de changer les eaux en sang et de frapper la terre de toutes sortes de
plaies, aussi souvent qu’ils le voudront.
7
Mais lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage, la bête qui
monte de l’abîme combattra contre eux, elle les vaincra et les tuera.
Au premier plan se trouvent les deux témoins et la bête. Remarquons que
l'auteur de l'image ne tient pas compte du v. 3 "…habillés de vêtements
de deuil", en effet, les deux hommes sont luxueusement vêtus. Au
premier abord, il semble que le dessinateur a fait le choix de représenter Moïse
et Elie. Le premier ayant le livre de la loi dans les mains et le deuxième un
objet non identifié (un sceau ?). Le costume d'Elie est un vêtement de
religieux, celui de Moïse un habit de clerc.
Notons aussi la possible identification au grand prêtre Josué et à Zorobabel
(en référence à Zacharie 4 cité
ici au verset 4). Observons que Dom Calmet
précise qu'un certain nombre de Pères ont envisagé de voir dans ces deux témoins
Hénoch et Elie. Dans ce cas, le sceau (?) dans la main d'un des deux témoins
pourrait faire référence aux secrets d'Hénoch, le visionnaire.
On
peut trouver une autre identification dans le commentaire de Dom Calmet où les
deux personnages représenteraient la totalité des martyrs de la persécution
de Dioclétien, ou encore les deux peuples chrétiens : judéo chrétiens et païens
convertis. En suivant cette dernière hypothèse, les costumes de nos
personnages les distingueraient plus clairement : celui de gauche dans un habit
religieux avec un couvre chef proche de ceux qu'on retrouve sur la tête de
personnages juifs dans de nombreuses gravures du XVIe siècle, l'autre dans un
habit "civil" typique de
la Renaissance. Mais
les différentes lectures ne s'arrêtent pas là : on peut y voir aussi le
clergé et les laïcs, et pourquoi pas "la prophétie" et
"l'enseignement". Une littérature abondante traite du sujet, et ce
qui nous intéresse ici c'est d'envisager le choix du dessinateur.
La
bête est devant les deux témoins, prête à les attaquer, elle est représentée
sous la forme d'un dragon.
La
deuxième image
Dans
l'illustration d'une Bible luthérienne du XVIe siècle,
le lieu choisi est une grande église gothique dont on voit la nef, et dans le
chœur, un autel placé sous un baldaquin. La chaire, bien visible se trouve à
droite, et il n'y a aucune statue. On semble bien se trouver dans un édifice
consacré au culte luthérien qui d'ailleurs ressemble beaucoup à l'église du
château de Wittenberg sur la porte duquel, selon une tradition aujourd'hui
contestée, Luther avait apposé ces 95 thèses.
Le lieu est emblématique de la réforme luthérienne. Les deux témoins sont vêtus,
l'un comme un clerc enseignant, l'autre comme un laïc. On trouve un livre dans
les mains du "laïc" et peut être un rouleau (?) dans celles du
clerc. La bête est coiffée d'une tiare papale, ce qui actualise brutalement la
prophétie.

Image 1
Image 2
Faisons
quelques comparaisons :
La
figuration du temple.
Dans
l'image 1, le lieu prend peu d'importance, dans l'image 2 il occupe la plus
grande partie de l'image. Le dessinateur de l'image 2 veut-il identifier le
temple, l'Eglise des "vrais chrétiens" à un édifice luthérien ? On
peut le penser quand on regarde le sol au premier plan, fait de pierres grossières
en opposition aux dalles de l'église. Le "devant" où apparaît la bête
(rappelons-le, figurant le pape ou les papistes) est ce "parvis des païens"
qu'il ne faut pas mesurer (v. 2). Le "bon espace" serait celui de l'église
de la foi nouvelle.
Les
deux témoins.
Dans
l'image 1, malgré le danger, les deux témoins restent particulièrement calmes
et parlent entre eux, sans que cette attitude n'illustre l'idée qu'ils prophétisent
(v. 6 : ils
prophétiseront) ou qu'ils témoignent
(v.7 : lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage).
On sait qu'il vont être vaincus et tués, mais qu'ils seront au verset 11 de
nouveau sur leurs pieds après une "mort" de 3 jours ½. On les trouve
ici déjà dans la position des vainqueurs. Le combat est déjà gagné. Dans
l'image 2, des flammes sortent de leur bouche (rappelant le v. 5 : Si quelqu’un veut leur faire du mal, un feu
jaillit de leur bouche ) et ils
sont, apparemment plus "combatifs" contre la bête "papale"
que ne le sont dans l'image 1 les témoins face à la bête. La transposition
dans l'actualité du XVIe siècle est dans l'image 2 évidente, d'autant que
cette illustration se trouvait dans le "Testament de septembre" édité
en 1522 au plus intense des luttes de la réforme. Marc Lienhard rappelle
que c'est à partir de 1520, à la suite de la promulgation de la bulle
"Exsurge Domine" que Luther qualifie le pape "d'antéchrist"
puisqu'il se place "au-dessus de
la Parole
de Dieu".
Un prolongement…
De leur côté, des illustrateurs français de la même
époque choisiront d'illustrer un autre moment du récit, témoignant ainsi du
refus d'identifier la bête.
7
Mais lorsqu’ils auront achevé de rendre leur témoignage, la bête qui
monte de l’abîme combattra contre eux, elle les vaincra et les tuera.
Bernard Salomon et Pierre Eskrich qui exerçaient principalement à Lyon
dans la deuxième moitié du XVIe siècle et qui ont eu une production très
abondante, seront de ceux qui présenteront les deux témoins au sol, morts et
vaincus.
L'un était catholique, l'autre protestant. Pourrait t-on supposer que dans la
deuxième moitié du siècle il était peu recommandé de reproduire la scène
des témoins affrontant la bête, scène "dénaturée" par
l'illustration luthérienne ? Pourtant on la retrouve dans des Bibles
catholiques jusqu'à la fin du XVIe siècle. Alors ? Pourquoi ce changement dans
le choix de plusieurs illustrateurs ?
D'ailleurs, le verset 7 est aussi celui que l'on choisit d'illustrer dès
le XVIIe siècle dans la plupart des illustrations bibliques allemandes. Les
deux témoins ne sont plus les prophètes debout qui luttent contre la bête, ni
encore ceux qui vont se relever après une mort de 3 jours
1/2, l'illustration nous
montre le moment où ils sont à terre, tués par la bête.
Pour terminer, observons une Bible luthérienne du début du XVIIe siècle.
Le dessinateur Matthieu Mérian en 1630
n'identifie plus le monstre, il ne porte aucune couronne, le livre est au sol,
abandonné.
Il
semble alors que la démarche polémique n'a plus cours.
ALAIN COMBES