Avec l'apparition de l'imprimerie, les éditions de la Bible latine dans la deuxième moitié du XVe siècle se sont multipliées. Leur texte est celui de la "Vulgate" dite de "St Jérôme" ou du moins de ce qui en est parvenu. On perçoit alors l'altération du texte, transmit au cours des siècles par des copistes parfois peu fiables (erreurs diverses, manques etc.) ou peu soucieux de l'intégrité du texte (insertion directement dans le texte de commentaires, changement de mots, insertion de paraphrases etc.)[1]. La confrontation du texte biblique avec les citations et les commentaires bibliques trouvés dans les œuvres des Pères de l'Eglise dont les premières éditions imprimées apparaissent, fait également surgir des obscurités et des incohérences dans le texte de la Vulgate. On ressent donc la nécessité d'un retour aux textes bibliques plus anciens et, en particulier aux textes écrits dans les langues bibliques d'origine : l'hébreu et le grec.
Pour l'hébreu, la tâche est relativement facilitée par l'impression avant la fin du XVe siècle du texte hébreu massorétique issu d'une transmission continue. C'est sur cette base que des savants comme Sanctes Pagninus, sous l'encouragement du pape, traduira en latin le texte massorétique.
Pour le grec, le premier à s'atteler au travail sera Didier Erasme de Rotterdam qui établira un texte latin à partir de manuscrits grecs.
Des Bibles polyglottes rassembleront en d'énormes volumes des textes divers, traductions, grammaires et dictionnaires.
Ces immenses efforts conduiront à établir un texte latin plus fiable, une nouvelle Vulgate, qui servira jusqu'à la fin du XIXe siècle de base aux traductions catholiques en français.
Les protestants pourront, à partir du travail de collationnement des manuscrits, utiliser un texte hébreu et un texte grec ("le textus réceptus") établis mais aussi un texte latin plus fiable. N'oublions pas que la langue des humanistes, savants et traducteurs de cette époque est le latin. Le passage du latin au français, à l'allemand ou dans les autres langues est difficile. En effet, les langues que nous utilisons aujourd'hui naissent dans ce siècle et n'ont pas encore un vocabulaire très étendu, ni une grammaire fixée. Le latin reste le support le plus large pour la diffusion des idées dans un monde où chaque région a un particularisme linguistique. Si rapidement dans le monde protestant, les éditions bibliques ne se feront plus que dans les langues des peuples, les catholiques éditeront en latin et en français pendant des siècles.
Pour toutes ces raisons, il est intéressant de voir comment le texte latin s'est amélioré au XVIe siècle, ce qui nous permettra également de voir quels étaient les textes-sources dont disposaient les pionniers de la traduction en français.
En 1516, après avoir consulté des manuscrits en Angleterre et aux Pays-Bas, Erasme établit le texte d’un nouveau testament grec à partir de la confrontation de plusieurs manuscrits du XIe au XVe siècle qu’il consulte à Bâle à la bibliothèque des dominicains. Ces manuscrits sont de la famille dite "byzantine". Le texte en deux colonnes comporte une traduction latine du texte grec par Erasme qui permet de faire des comparaisons avec la Vulgate. Imprimé par Froben en 3000 exemplaires et diffusé dès la foire des livres de Francfort, ce nouveau testament sera réédité en 1519, 22, 27[2], 35.
Penchons nous un instant sur ce travail.
Les préalables
C'est
dans la bibliothèque des Prémontrés de Louvain en 1504 qu'au cours de l'été
Erasme découvre un manuscrit de Laurent Valla (1407-1457) : "Annotationes"
qui sont des notes sur le texte des Evangiles avec des thèses nouvelles et une
analyse de la langue. Erasme l'éditera en 1505. Cette œuvre le poussera dans
un premier temps à composer lui-même des notes sur certains passages du
Nouveau Testament.
Le projet d'Erasme
Il
semble bien que se dessine assez vite le but pour Erasme d'entamer une sorte de
révision de la Vulgate. Pour cela, il part des manuscrits grecs qui témoignent
de ceux dont disposait Jérôme. Ainsi, il compte vérifier la "fidélité"
du texte de la Vulgate. Il s'appuie sur les Décrets pontificaux de Clément V
au Concile de Vienne de 1312 qui précisait que la vérité des textes bibliques
était à chercher dans les sources hébraïques et grecques.
Il
ajoute des annotations à son travail.
Les manuscrits utilisés par Erasme
Au
cours du séjour d'Erasme en Angleterre, John Colet, doyen de l'église St Paul
de Londres lui montre deux manuscrits très anciens[3].
A partir de juin 1512, à son retour d'Angleterre, Erasme se met à la recherche de manuscrits. Outre des manuscrits consultés en Angleterre et aux Pays-Bas, on lui a envoie aussi des manuscrits d’Allemagne.
A Bâle, en 1514, Erasme a
utilisé les manuscrits suivants :
Sur la traduction latine
S’adressant
au légat apostolique Pucci, Erasme dira s’être appuyé sur les œuvres des Pères
de l’Eglise (Basile, Chrysostome, Cyrille, Jérôme, Cyprien, Ambroise et
Augustin) pour ne pas perdre le sens du texte lors de la traduction du grec au
latin.
Sur les annotations
A
l'exemple de Valla, Erasme écrit plus de mille annotations pour justifier sa
traduction qui tente de mettre au clair différents points : divergences entre
manuscrits, expressions obscures, sens multiples d'un mot. Véritable atelier de
la traduction ces notes ne se veulent pas des "commentaires" du texte
et restent donc dans la plupart des cas assez brèves. Au fond, il cherche
souvent à montrer pourquoi, dans sa traduction latine il a fait un choix différent
de celui de la Vulgate. Dans la première édition ces notes représentent près
de 400 pages. Il en ajoutera à peu près autant dans les éditions suivantes.
C'est dire l'importance de ce travail d'accompagnement du texte biblique.
Le contexte
En
1516, la même année Erasme fera sortir des presses, chez Froben, les œuvres
complètes de Jérôme et le Novum Testamentum. La démarche d'exégèse et de
traduction de Jérôme sert d'appui "moral" au travail d'Erasme dans
le Nouveau Testament. Il se veut un continuateur de son œuvre par un souci de
fidélité aux sources et des recherches qui conduisent aux révisions
indispensables.
Editions
Le
titre "Novum Instrumentum" de la première édition deviendra ensuite
"Novum Testamentum". Dans une lettre à Nicolas Ellenborg en avril
1516 [5]
Erasme dit que «le Nouveau Testament a été plus précipité que vraiment édité;
pourtant, telle qu'elle est, cette édition en son genre l'emporte sur toutes
celles qui l'ont précédée». Autour d'Erasme ont participé plusieurs
collaborateurs : Lister, Bruno et Basile Amorbach, Béatus Rhenanus, Froben,
Nesen, Glareanus, Oecolampade, Gerbell, Retus, Fonteius. [6].
Entre
1516 et 1599 il y eut plus de 200 éditions dont 45 avant 1530. La quantité
d'annotations doubla entre la première et la cinquième édition.
Le grec d’Erasme et les traductions du XVIe siècle :
Certaines traductions ont utilisé comme base de travail des éditions du Nouveau Testament grec d’Erasme : Luther pour l’allemand celle de 1519 et peut être celle de 1522, William Tyndale pour l’anglais l’édition de 1525, Antonio Brucioli pour l’italien celle de 1530. En ce qui concerne le français, Lefèvre d’Etaples utilisera les éditions 1516 et 19.
En 1528, l'éditeur Robert Estienne publie une édition latine de la Bible[7] dont le texte de la Vulgate a été corrigé[8]. Pour ce faire, R. Estienne a utilisé diverses éditions imprimées des textes hébreux et grecs :
- Le texte de la Bible polyglotte d'Alcala (Complutensis) de 1517 lui-même redevable d'une part de l'édition de Santi Pagnini[9], Bible latine traduite de l'hébreu, avec l'utilisation du Targum araméen. Publiée en 1528[10] celle-ci a été revue par Arias Montanus,
- Le Novum Testamentum d'Erasme (1516 et ensuite).
- Un certain nombre de manuscrits latins existant dans les bibliothèques de Paris, dont deux très bons manuscrits se trouvant à l'Abbaye St Germain des Prés, et un autre à l'Abbaye de St Denis.
R. Estienne, pour ses autres éditions de la Bible utilisera d'autres éditions (Schoiffer, Mayence 1462 et Froben, Bâle 1495), les notes d'Erasme sur le Nouveau Testament ainsi que des Bibles manuscrites de l'Abbaye St Victor. Le texte dit "de l'Université" appelé également "leçons du correctorium de Sorbonne" sera également mis à contribution, bien que présentant une version très altérée.
L'édition de sa Bible de 1540 sera donc une révision de la Vulgate à partir de la comparaison de toutes ces éditions et manuscrits.
La Réforme utilise ce travail[11], ce qui provoque un courant de "Contre Réforme" et accélère l'élaboration de révisions de la Vulgate :
A l'Université de Louvain, en 1547 le religieux Jean Henténius reprend en grande partie la Bible de R. Estienne de 1540 ( R. Estienne avait été censuré pour ses notes et non pour son texte) et travaille avec une vingtaine de manuscrits (du Xe au XIVe siècle). Il publie ce qui sera appelé "la Bible des docteurs de Louvain" latine, dans sa première mouture. Une révision est opérée en 1574 en particulier par Luc de Bruges, disciple de Jean Harlémius[12], et publiée chez Plantin à Anvers. Ce texte utilise pour améliorer le travail d'Henténius un certain nombre d'éditions et de manuscrits hébraïques, syriaques et grecs (deux psautiers hébraïques des Jésuites de Louvain, un Nouveau Testament syriaque de Cologne, un autre en grec de Bâle, deux manuscrits grecs de la Vaticane, un psautier grec de Tournai.).
Cette édition de Louvain servira de base à la Vulgate officielle demandée par le Concile de Trente, appelée d'abord "Clémentine" puis "Sixto-Clémentine"[13] qui restera l'édition officielle pour de longs siècles.
En ce qui concerne
la Bible française, si nourrie de la référence au latin, elle va vivre
maintenant sur deux courants :
- Du côté catholique par les traductions directes sur la Vulgate nouvelle, mais avec de nombreuses initiatives individuelles ou communautaires (Port-Royal, Jésuites etc.).Le recours aux textes hébreux et grecs alimentera les notes et les commentaires, mais n'influencera que très peu la traduction (contrôlée étroitement par l'Eglise). Notons certains cas d'utilisation des traductions protestantes.
- Du côté protestant, par une large utilisation au départ des travaux humanistes du XVIe siècle que nous venons de citer, avec le souci de se rapprocher des textes hébreux et grecs, en fonction bien évidemment des manuscrits disponibles. Mais ce travail de fond du XVIe siècle ne sera pas repris avant longtemps, en effet, on se contentera d'une succession de révisions qui n'amèneront pas de véritable bouleversement dans la traduction, sauf de s'accorder avec l'évolution de la langue française. Ainsi, la Bible d'Olivétan restera une sorte de Vulgate en français pour toutes les traductions protestantes jusqu'au XIXe siècle[14].
C'est à la fin du XIXe siècle que les protestants d'abord, les catholiques ensuite, sous l'impulsion de la découverte de nouveaux manuscrits s'engageront dans un renouvellement profond de la traduction en français.
Alain Combes.
[1] Déjà Nicolas de Lyre (1270-1340) avait dénoncé l'altération des textes.
[2] Cette édition joint le texte de la Vulgate. De plus, dans sa correspondance Erasme précise qu'il a révisé son travail en utilisant la Polyglotte d'Alcala.
[3] Erasme, préface des "Annotationes", 15, dans : Y. Delègue, Les préfaces du Novum Testamentum, Labor et Fides, 1990, p.157. Ouvrage dans lequel j'ai recueilli un certain nombre de renseignements précieux.
[4] La Bible de tous les temps, volume 5, p 76
[5]
All. II ep. 402
[6]
All. II, ep. 364, p.153
[7]
Editons latines de la
Bible par Robert Estienne :
[8] Dans les éditions de 1528 et 32 les corrections qu'il juge bonnes sont introduites dans le texte lui-même, ensuite il les expliquera par des notes marginales. A partir de 1540 il n'expliquera plus mais il signalera les variantes en indiquant leur provenance.
[9] Santi Pagnini (en italien) ou Sanctes Pagninus (en latin) 1470-1536, dominicain, chargé d'enseigner le grec et l'hébreu à Rome et encouragé par le pape Léon X.
[10] Editée à Lyon chez Antoine du Ry avec, pour la première fois dans une Bible latine un découpage en versets, qui ne sera pas retenu dans d'autres Bibles. Un ensemble d'annexes accompagne le texte. La Bible de Santi Pagnini fut approuvée par les rabbins. Elle est publiée par Servet en 1542., puis, révisée par Vatable elle est publiée par R. Estienne en 1557. Revue par Arias Montanus elle est insérée dans Polyglotte d'Anvers (1572). Publiée également par Guarinus à Bâle en 1594.
[11] Ainsi que celui de Pagnini, réédité par M. Servet en 1542 et ensuite à Bâle. Comme nous allons le voir, la traduction en français d'Olivétan utilisera entre autres éditions latines la R. Estienne de 1532, et la S. Pagnini de 1528.
[12] Avec Luc de Bruges on trouve aussi les noms de Jean Molam, Augustin Hunnaeus, Cornelius Reyneri Gaudanus et Jean Harlemius (auteur en particulier de l'index biblique en fin du volume).
[13] Après l'échec malheureux de Sixte V avec "la Sixtine" de 1590 retirée de la circulation dès sa mort.
[14] NOTES SUR LA BIBLE D'OLIVETAN ET SA DESCENDANCE :
Robert Olivétan, cousin de Calvin, publie en 1535 une Bible en français.
Manuscrits et versions utilisées
Olivétan
a utilisé des versions latines autres que la Vulgate, entre autres le texte
de la R. Estienne de 1532 et S. Pagnini de 1528, une copie de la Vetus
Latina ( ?) fournie par les Vaudois, pour l’hébreu le Texte Massorétique
imprimé (éditions 1488, 91, 94), pour le grec les éditions d’Erasme
(1516, 19, 22, 27), la Bible de Luther en allemand, la Bible bohémienne de
Tepl (Teplice bohémienne), la version romanche des Vaudois.
Révisions de la Bible d'Olivétan
Calvin
fera une révision en 1551, Théodore de Bèze en 1588 (Bible de Genève),
David Martin en 1707, P. Roques, pasteur à Bâle révisera la Martin en
1736, Samuel Scholl, pasteur à Bienne en 1746. Sur une révision de la
Bible de Genève de 1724, Jean-Frédéric Ostervald, à 80 ans fera une révision
du texte pour le moderniser. La révision Ostervald fut elle même révisée
de nombreuses fois : 1805 (Genève), 1822 (Lausanne) etc.